Glen habitait
à deux rues de l’hôtel Boulderado. Le lierre qui grimpait sur le treillis de la véranda était moribond, comme la plupart des pelouses et des fleurs à Boulder –sans arrosage quotidien, l’aridité du climat avait fait des ravages.
Sous la véranda, une petite table ronde avec un gin-tonic.
– Vous trouvez pas que ce truc-là est dégueulasse ? demanda Stu.
– Si, mais ça n’a plus tellement d’importance après le troisième, répondit Glen.
À côté du verre, un cendrier avec cinq pipes, quelques livres : Le Zen et la Motocyclette, Tout du cru, Macho Pistolet – tous ouverts. Et un sachet de crackers Kraft au fromage.
Kojak était couché par terre, son museau lacéré appuyé sur ses pattes de devant. Maigre comme un clou, le chien avait manifestement passé un mauvais quart d’heure, mais Stu le reconnut aussitôt. Il s’accroupit et lui caressa la tête. Kojak se réveilla et le regarda d’un air joyeux. Il semblait sourire, à la manière des chiens, naturellement.
– Bon chien, dit Stu en sentant un gros noyau monter et descendre bêtement dans sa gorge.
Comme un jeu de cartes que l’on étale sur la table il vit tous les chiens qu’il avait eus depuis ce jour où sa maman lui avait donné Old Spike pour ses cinq ans. Combien de chiens ? Peut-être pas autant que de cartes dans un jeu mais beaucoup quand même. Il aimait les chiens et à sa connaissance, Kojak était le seul à Boulder. Il jeta un coup d’œil à Glen, mais détourna aussitôt les yeux. Même un vieux sociologue chauve qui lit trois livres d’un seul coup n’aime pas trop qu’on le voie faire de l’eau avec ses yeux.
– Bon chien.
Kojak frappait les planches avec sa queue, acceptant probablement le fait qu’il était effectivement un bon chien.
– Je reviens dans une minute, dit Glen d’une voix enrouée. Il faut que je fasse un petit tour à la salle de bains.
– D’accord, dit Stu sans le regarder. Bon chien, hein, mon bon vieux Kojak. Oh oui, le bon chien.
Et la queue de Kojak continuait a tambouriner.
– Tu peux te retourner ?
Fais le mort, mon vieux. Tourne-toi.
Et Kojak se tourna sur le dos, pattes de derrière écartées, pattes de devant en l’air. Stu eut l’air inquiet quand il passa doucement la main sur les bandes blanches qui couvraient le ventre de la bête, comme un accordéon. Plus haut, il vit de vilaines marques rouges. Le pansement recouvrait sûrement des plaies très profondes. Kojak s’était fait attaquer, c’était sûr, et certainement pas par un autre chien errant. Un chien aurait attaqué au museau ou à la gorge. Ce qu’il voyait là était l’œuvre d’un animal plus petit qu’un chien. Plus sournois. Une meute de loups, peut-être, mais Stu ne croyait pas vraiment que Kojak ait pu échapper à une meute. En tout cas, il avait eu de la chance de ne pas se faire tailler en pièces.
La porte claqua. Glen était revenu.
– Il a eu de la chance de s’en tirer, dit Stu.
– Les blessures étaient profondes et il a perdu beaucoup de sang. Et moi qui l’ai laissé…
– Dick parlait de loups ?
– Des loups, ou peut-être des coyotes… mais il ne croyait pas vraiment que des coyotes puissent faire autant de dégâts. Je suis de son avis.
Stu donna une petite tape amicale sur la croupe du chien qui se remit sur le ventre.
– Je n’arrive pas à comprendre qu’il n’y ait pratiquement plus un chien et qu’il reste suffisamment de loups dans un seul endroit – et à l’est des Rocheuses, par-dessus le marché – pour abîmer autant un brave chien.
– Nous ne saurons sans doute jamais pourquoi. Pas plus que nous ne saurons pourquoi cette foutue épidémie a éliminé tous les chevaux, mais pas les vaches, et la plupart des êtres humains, mais pas nous. Je ne veux même pas y penser. Je vais essayer de lui trouver de la viande hachée, ou du moins ce qu’on vous vendait comme de la viande hachée, ces espèces de trucs tout secs en sacs de plastique.
Stu regardait Kojak qui avait refermé les yeux.
– Il est vraiment amoché, mais rien d’irréparable – je l’ai vu quand il s’est retourné. On pourrait peut-être lui trouver une chienne, qu’est-ce que vous en pensez ?
– Bonne idée. Vous voulez un gin-tonic bien tiède, le Texan ?
– Sûrement pas. Je n’ai peut-être pas fait beaucoup d’études, mais je ne suis quand même pas un barbare.
Vous avez une bière ?
– Je crois bien pouvoir mettre la main sur une boîte de Coors. Tiède, naturellement.
– Je suis preneur, répondit Stu en suivant Glen, mais il s’arrêta à la porte et regarda le chien endormi. Dors bien, mon vieux. Content de te revoir.